« Un Français dira ‘en France’, tandis qu’un Tchèque dira ‘chez nous’ »

Benoît Meunier, photo: Archives de Benoît Meunier

« C’est une longue histoire, puisque je suis arrivé à Prague avec mon sac à dos à la fin des années 1990. Je m’y suis installé pour y vivre pendant un an… Et la langue tchèque m’a fasciné ! » Suite de notre série consacrée aux francophones qui parlent ou se débrouillent en tchèque et qui, d’une manière ou d’une autre, font l’effort louable ou ont fait l’effort - plus ou moins intensif – d’apprendre le tchèque. Pour cette fois, c’est probablement un des Français qui maîtrisent le mieux la langue de Karel Čapek et de Bohumil Hrabal, deux des plus grands auteurs tchèques du XXe siècle dont il a traduit certaines des œuvres, qui va nous raconter son histoire d’amour avec le tchèque et la Tchéquie… La « longue histoire » de Benoît Meunier, traducteur donc, mais aussi professeur de français à Prague et - une fois tous ses livres refermés – mari d’une femme tchèque et papa d’une petite fille franco-tchèque…

Benoît Meunier,  photo: Archives de Benoît Meunier
« Mon premier contact avec le tchèque remonte à cette époque-là. J’ai commencé à apprendre la langue avec les amis et aussi, un peu, avec une méthode Assimil. J’avais quand même un petit avantage : j’avais fait du russe au collège et au lycée. La structure de la langue et les déclinaisons m’étaient donc assez familières. Et puis, comme c’est une langue slave, le vocabulaire est assez proche. »

« Et puis je suis rentré en France pour diverses raisons. Comme je me suis réinscrit à la fac à Paris, j’ai découvert que je pouvais faire des études de tchèque. J’ai donc d’abord bouclé une licence de russe avant de me retrouver en maîtrise de tchèque avec Xavier Galmiche. Cela m’a permis de découvrir un peu plus la littérature tchèque, et c’est comme ça que j’ai eu l’occasion de traduire un inédit de Hrabal, qui a été publié. Cela a donc été ma première aventure de traduction. Depuis cette époque, je n’ai jamais vraiment arrêté de lire en tchèque et de traduire en plus ou moins grande quantité. Parallèlement, je suis revenu régulièrement à Prague, jusqu’à m’y installer définitivement en 2004. »

Pour votre apprentissage du tchèque, vous êtes donc passé par ce qui se fait de mieux en France, avec Xavier Galmiche à La Sorbonne…

« Effectivement, ce sont des études formidables dont je suis très content. Mais ce n’est pas là-bas que j’ai appris à parler tchèque. Comme je le dis souvent, à des étudiants ou à des collègues, j’ai appris le tchèque ici, avec mes amis, avec ma femme, dans la rue, dans les ‘hospody’. Et à l’université, nous avions quelques cours de grammaire et de langue, mais l’essentiel était la ‘bohemistika’, les cours de 'bohémistique', de littérature tchèque, de lettres tchèques. Il s’agissait plutôt de nous familiariser avec la culture d’Europe centrale que nous ne connaissons pas si bien que ça en France, et de découvrir les auteurs tchèques, polonais, etc. En ce sens-là, c’était extrêmement formateur, mais d’un point de vue purement linguistique, je dirais que le tchèque tel que je le parle, tel que je le pense tous les jours… C’est une langue que je pratique au quotidien. Même quand je me réveille la nuit, mon premier mot, je le dis en tchèque, et ce depuis déjà une dizaine d’années, précisément parce que je le pratique au quotidien. »

Des mots comme 'hospoda', ‘chata’ (maison de campagne), peuvent-ils être traduits précisément en français ? 'Hospoda', c’est le bistrot, c’est l’auberge, mais en même temps, c’est un mode de vie. La 'chata', c’est aussi quelque chose de très particulier, de très tchèque. On pense aussi à un mot comme 'pohoda', c’est-à-dire ‘être bien’, ‘se sentir bien’. Autant de mots typiquement tchèques... Lorsque vous devez les traduire, cela peut-il vous poser problème ?

Photo: Ian Willoughby
« Il y a une myriade d’expressions, et je regrette amèrement qu’elles ne me viennent pas à l’esprit évidemment, c’est terrible. Il y a des mots qui sont difficiles à traduire parce qu’ils sont très proches tout en n'ayant pas tout à fait le même sens. J’ai un peu travaillé sur la question. Par exemple, le mot bistrot en français, c’est un café, un bar où l’on peut boire un verre, boire un café et, éventuellement, y manger un morceau. « Čínské bistro » en tchèque (littéralement 'bistrot chinois'), c’est un mot qui veut plutôt dire quelque chose comme snack ou petit restaurant où l’on mange. Ce n’est donc pas tout à fait la même chose. Mais là, nous sommes plutôt dans l’ordre des faux-amis. »

« Par ailleurs, les mots ‘bistrot’ en français ou‘bistro’ en tchèque ne viennent pas, comme on peut le penser, du russe ‘bistro’, qui veut dire 'vite', ‘rapidement’. Ils proviennent plutôt d’un dialecte du nord de la France. En tout cas c’est ce que disent les linguistes. Effectivement, il y a des mots qui sont très difficiles à traduire, non pas parce qu’ils sont proches des mots français, mais parce qu’ils recouvrent une réalité qui est absente. Alors pour ça, je suis tout à fait d’accord. Le mot ‘hospoda’ pose problème. En fait, l’idéal est de le traduire par le mot brasserie, parce que la plupart du temps, on y boit de la bière, donc c’est ce qui correspond. Mais c’est vrai que ‘hospoda’, ça peut être aussi le café, le bar, le bistrot, ça peut être un peu tout et n’importe quoi. Vous dites ‘pohoda’… Oui, il y a une notion chez les Tchèques du confort, de l’intérieur et du domicile, qui est un peu différente de chez les Français, car il est vrai que le climat n’est pas tout à fait le même. Nous sommes dans l’Europe centrale ou l’Europe du nord. Donc, cette ‘pohoda’ implique (il s’amuse de sa pensée) par exemple des pantoufles un peu partout, de se déchausser, ce qu’on ne fait pas en France, en tout cas pas dans la moitié sud de la France. Bref, cela sous-entend tout un tas d’habitudes qui sont différentes, on chauffe aussi beaucoup plus, etc. Mais ce sont des différences culturelles, des traits culturels. »

On en arrive alors à un mot comme ‘domov’, qui signifie la maison. C’est l’hymne tchèque ‘Kde domov můj’ – ‘Où est ma patrie’, ou ‘Où est mon chez-moi’. « Domov », c’est là aussi un autre exemple de mot typiquement tchèque.

« Oui, dans ‘domov’, il y a quelque chose effectivement de tchèque, puisque c’est à la fois la patrie et le foyer. Ce qui m’amusait aussi par exemple au début, mais je ne m’en rends plus compte aujourd’hui, c’était le fait que les Tchèques disent toujours : ‘u nás’, c’est-à-dire ‘chez nous’, pour dire ‘en Tchéquie’. Or, quand un Français parle de son pays, il dit rarement ‘chez nous’. Il va dire ‘en France’, parce qu’en disant ‘chez nous’, cela implique qu’on insiste un peu que c’est chez nous et pas chez les autres, et qu’en plus, on y est attachés. Il y a presque une petite consonance patriotique. Donc oui, le ‘domov’, là encore, représente cette identité tchèque, le rapport à l’intérieur, à ce qui est ‘nous’ et ce qui ne l’est pas. »

« Autre chose qui m’amuse beaucoup, ce sont les ‘cizí slova’, c’est-à-dire les mots étrangers. Cette notion est elle aussi révélatrice d’un certain rapport à l’autre ou d’une conception de la langue et de la culture nationales. En français, nous n’avons pas de mots étrangers au sens propre, et encore moins de dictionnaires de mots étrangers. Cela ne viendrait à l’idée de personne de faire de tels catalogues, et surtout de les considérer comme des mots qui ne sont pas français, alors qu’ils sont utilisés depuis vingt, cinquante, cent ou cent-cinquante ans… Mais non, ce sont toujours des mots étrangers… Mais comment peut-il s’agir de mots étrangers alors que nous les utilisons tous les jours ? Certes, en français nous avons des emprunts, mais ceux-ci passent très rapidement dans l’usage, ils sont lexicalisés, rentrent dans un dictionnaire, et c’est fini, ils sont devenus des mots français. La différence est que l’identité française est perméable. »

« En revanche, pour qu’un mot devienne tchèque… Cela remonte à la construction de la langue tchèque. Au XIXe siècle, les Tchèques ont voulu reconstituer leur langue en la débarrassant des germanismes, ce qui était d’ailleurs tout à fait compréhensible, même si c’était exagéré. Mais ce n’est pas possible : on ne peut pas prétendre débarrasser complétement une langue de ses emprunts. En français, vous avez des milliers de mots qui proviennent de l’italien ou de l’anglais, et c’est très bien comme ça ! »

Quelle est la musique tchèque que vous appréciez ?

« Ah ! La musique tchèque… Ce sera plus facile pour répondre que pour les expressions. J’ai adoré Jaromír Nohavica quand je l’ai découvert il y a quinze ans de cela. Même si je ne l’écoute plus beaucoup, j’aime son style et ses chansons, plus que ceux par exemple d’un Karel Kryl qui, certes, a la fougue de Brel, mais je trouve qu’il chante faux. Bon, Nohavica ne chante pas très bien non plus selon moi, mais j’apprécie sa nonchalance et sa manière de faire. Le fait est que j’écoute moins de musique tchèque actuellement. J’ai quand même un faible pour Leoš Janáček et d’autres compositeurs qui sont magnifiques. »

Une chanson ?

« Alors ce sera ‘Petěrburg’ de Nohavica sur l’album ‘Divné století’– ‘Un siècle étrange’. C’est une chance très rythmée dans laquelle on entend bien cette langue tchèque qui va très vite. »

Benoît, merci ! Avant d’écouter cette chanson consacrée à Saint-Pétersbourg, dites-nous encore sur quel projet de traduction vous travaillez actuellement, et dont les lecteurs peuvent ‘těšit se’ – se réjouir de la prochaine publication…

« Je mets la dernière main à la traduction du premier tome des Aventures du brave soldat Chvéïk dont la première traduction commençait un peu à dater. Il fallait la refaire pour diverses raisons. La sortie est prévue pour début 2018, mais c’est un réel défi en termes de traduction, car c’est un texte ancien, très difficile, avec beaucoup de particularités. Mais c’est aussi et surtout un texte génial et très drôle, et je recommande fortement aux Français de le (re)découvrir. »