Sortie en France d’une nouvelle traduction des Aventures du brave soldat Švejk

Photo: folio classique / Gallimard

Grand classique de la littérature tchèque, « Les Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre » de Jaroslav Hašek ont fait l’objet d’une nouvelle traduction en français, publiée début mai aux éditions Gallimard. Benoît Meunier est l’auteur de cette version modernisée et dépoussiérée du roman, satire toujours très actuelle de l’autorité et de la bêtise. Il s’est confié sur son long travail de traduction au micro de Radio Prague :

Benoît Meunier | Photo: Ondřej Tomšů,  Radio Prague Int.
« Švejk est un personnage complexe et ambigu dont on ne sait jamais très bien où il se situe ; s’il fait du sabotage ou, au contraire, s’il est vraiment naïf, s’il aime tout le monde ou, au contraire, s’il se moque des gens. Comme dans d’autres grands romans, cette ambiguïté fondamentale est porteuse de sens. Elle permet une interprétation sans pour autant entrer dans la psychologie, car Švejk n’a pas de psychologie. C’est d’ailleurs un des aspects étranges de ce personnage. Il fonctionne un peu comme un ‘miroir à malice’ dans le sens où il renvoie malicieusement quelque chose aux autres, même si on ne sait pas très précisément quoi. »

« Pour ce qui est du contexte, Švejk évolue dans un univers qui est celui de la monarchie austro-hongroise avec un pouvoir écrasant notamment pour les Tchèques. Cet appareil d’Etat exerce une pression que l’on retrouve aussi chez Kafka par exemple. A mon sens, Les Aventures du brave soldat Švejk, c’est un peu la même posture que celle de Kafka, mais dans une version drôle ou humour noir. Chez Kafka, on retrouve aussi cette sensation d’absurdité et d’énorme machine qui nous écrase, mais cela est vécu de façon sombre et dramatique, tandis que Les Aventures de Švejk partent dans un grand rire qui n’en finit pas. Au final, c’est un roman qui a encore énormément de choses à dire et qui n’a pas pris une ride. »

Qu’est-ce qui explique le succès de Švejk aujourd’hui encore ?

« Il faut d’abord rappeler qu’au départ, ne serait-ce que chez les intellectuels, le succès n’avait rien d’évident. La réception par la critique a même été assez désastreuse. On jugeait que l’œuvre était vulgaire, stupide et dégradante. Il a fallu beaucoup de temps pour que les critiques tchèques et les théoriciens de la littérature en acceptent la valeur et admettent qu’il s’agit de bien plus que d’une simple farce. Après, le rapport qu’entretiennent les Tchèques avec Švejk est compliqué. Effectivement, c’est l’homme du peuple et il ressemble un peu à tous les Tchèques, mais ce n’est pas si simple. D’abord parce que c’est un type de personnage que l’on trouve dans d’autres littératures slaves, comme par exemple des personnages de contes russes. Les Tchèques ont avec Švejk un rapport de ‘cadavre dans le placard’ ; ils l’aiment bien, mais ils le cachent un peu. C’est comme ça que le décrit Patrik Ouředník, et je pense que c’est assez juste. »

Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de proposer une nouvelle traduction en français du livre ?

« Les gens qui ont lu la version originale savent que la première traduction française était problématique, ne serait-ce que celle du premier volume – celui dont nous parlons. Cette première traduction a été réalisée en 1932 par Jindřich Hořejší et il y avait des problèmes à différents niveaux. D’abord parce qu’il a fait des petites coupes dans le texte et qu’il a brodé à certains endroits ; autant de libertés qu’un traducteur ne se permettrait plus aujourd’hui. Le ton des personnages n’était pas unifié et l’argot choisi à l’époque a beaucoup vieilli, ce qui fait qu’on ne comprend plus certaines choses aujourd’hui. Cette traduction a son charme, mais je pense qu’elle dessert l’œuvre. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi les Français n’ont pas accroché autant que d’autres à Švejk. »

Švejk est un ouvrage qui se lit assez facilement, mais on peut supposer que la traduction des différents niveaux de langage a pu vous causer quelques maux de tête…

Photo: folio classique / Gallimard
« Cela a effectivement été un casse-tête, comme je l’explique dans la note de traduction. Bien qu’amusante, cette traduction a d’abord été un grand défi. L’idée de base était de parvenir à rendre le ton des différents personnages de façon à ce que les répliques sonnent juste, car l’élément oral et théâtralisé du livre est essentiel. Techniquement, il y a aussi beaucoup de vieux mots que les Tchèques aujourd’hui ne connaissent pas forcément, beaucoup de vocabulaire militaire en lien avec la monarchie austro-hongroise. Et puis il y a énormément de mots allemands et de germanismes, sans oublier cette langue étrange et un peu particulière. »

« Tous les personnages du livre sont caractérisés par la langue, le ton et le vocabulaire qu’ils emploient. Et chez certains, cela est très connoté. Jaroslav Hašek utilise certains procédés pour reproduire le tchèque oral. Il y a aussi certaines formes de langage locales ou régionales qui posent problème. Pour autant, je ne pense pas qu’utiliser des variantes locales françaises comme le breton, l’alsacien ou le parisien aurait constitué une bonne solution. Par contre, il fallait trouver quelque chose qui soit immédiatement identifiable comme langue orale, mais sans aller trop loin non plus pour que cela ne soit pas déroutant pour le lecteur ou ne représente pas un frein à la lecture. Mais on retrouve cela dans d’autres romans du XXe siècle qui ont été traduits du tchèque. »

Le roman de Jaroslav Hašek a été publié en 1921, mais c’est une version sortie en 1968 que vous avez choisi de traduire. Pourquoi ?

« Parce que je pense qu’il s’agit de la meilleure édition ; une édition semi-critique avec des notes qui se rapprochent d’ailleurs de celles que j’ai mises moi aussi dans mon texte. Cet apparat critique est nécessaire, car il y a des choses – une chute, une allusion par exemple - que l’on ne comprend plus très bien aujourd’hui. C’est aussi un texte qui a été revu à partir du texte original en balayant ce que les différents éditeurs s’étaient permis d’ajouter ou de modifier dans le texte original entre 1922-1923 et 1960. »

« Par ailleurs, cette édition de 1968 ne comporte pas les illustrations de Josef Lada. C’est une édition très sérieuse qui rend toute sa place au texte original. Personnellement, j’ai proposé à Gallimard de reprendre les illustrations parce que je considère qu’elles font partie intégrante du texte et qu’elles le servent. »

En même temps, ces illustrations guident l’imagination du lecteur…

« Oui, elles restreignent la compréhension que l’on a de Švejk. Il y a en outre un côté ligne claire qui rappelle Hergé et Tintin et donne en tous les cas un côté très naïf. Or, Švejk n’est absolument pas un personnage naïf. J’admets donc que le choix de conserver les illustrations est discutable. »

Qu’est-ce que la sortie de cette traduction représente pour vous ?

« Ce sont d’abord quatre années de travail, de recherches et de réflexion autour du texte, de reprises, de modifications dans les manuscrit, etc. Il a ainsi d’abord fallu réfléchir à l’orthographe du nom de Švejk, puisqu’il s’est écrit Chvéïk en français pendant des décennies. Finalement, nous avons fait avec l’éditeur le choix de conserver la version tchèque, comme cela se fait en allemand, en espagnol ou en italien. Mais au-delà de tout cela, c’est d’abord et surtout un livre qui a été passionnant à traduire. C’est très certainement la traduction la plus importante que j’ai faite jusqu’à présent. »

Une présentation de cette nouvelle édition du Brave soldat Švejk se tiendra au Centre tchèque à Paris ce mercredi 30 mai à 19h30, en présence notamment de Benoît Meunier. Pour plus d’infos : http://paris.czechcentres.cz/programme/details-de-levenement/dobry-vojak-svejk2/