Ces francophones qui parlent tchèque, ou ces Belges et Français qui parlent l’« ostravien »

Le premier est Belge, originaire de Liège, et il est le propriétaire d’un petit café-sandwicherie appelé La Petite Conversation. Le deuxième, lui, est Français, originaire de Franche-Comté, professeur de français et cuisinier nomade. Quant au troisième, lui aussi Français, d’Angers, il est le directeur d’une usine d’une société suédoise spécialisée dans la fabrication de produits et services dans le secteur de la santé. Tous trois, David Girten, François Bouillet et Emmanuel Chilaud, sont aussi et surtout de bons amis qui ont pour particularité de vivre à Ostrava depuis quelques années déjà et de parler un très bon tchèque. Attablés autour d’une bière brassée avec l’eau des monts Beskides, David, François et Emmanuel ont évoqué, au micro de Radio Prague, cette pratique quotidienne et leur apprentissage de cette langue tchèque dans une région de Moravie-Silésie réputée pour son dialecte.

François Bouillet,  Emmanuel Chilaud et David Girten,  photo: Guillaume Narguet

David : « Je suis relativement positif par rapport à Ostrava, parce que j’ai toujours dit que le jour où je deviendrai négatif et y serai mal à l’aise, je ferai quelque chose d’autre. En attendant, c’est vraiment un bonheur d’être ici. »

François : « C’est aussi un peu particulier, parce que je me rends bien compte que je ne serai jamais Tchèque. Je ne ferai jamais partie d’ici à 100%. Même si je me sens personnellement bien à Ostrava et pense être quelqu’un d’ici, nous avons une étiquette de Belges ou de Français que les gens nous remettent toujours dans l’assiette dans les conversations dans le style ‘mais toi, t’es Français, ne l’oublie pas…’ Ce qui n’empêche pas que oui, bien sûr, je suis Ostravien… »

Emmanuel : « Pour moi, les choses sont très claires : après dix ans passés dans ce pays, les gens me demandent si je me sens Tchèque. Non, je ne me sens pas Tchèque, par contre Ostravien, oui ! Et même très Ostravien ; 50% Français, 50% Ostravien… »

On dit « Ostravien » ?

Emmanuel : « En tchèque, on dit ‘Ostravak’. Je ne peux pas renier mes racines. Je suis Français, j’ai vécu des choses en France pendant les trente-cinq premières années de ma vie avant de bouger. Mais aujourd’hui, après plus de dix ans passés ici, je me sens vraiment comment un habitant d’Ostrava. Je participe à la vie à Ostrava et je ne m’imagine pas ailleurs, même si je ne prétends pas que cela n’arrivera pas. »

Et donc, tous les trois, vous parlez tchèque…

François : « Oui ! »

Emmanuel : « Ouaih. »

David : « Oui, oui, imparfaitement… »

Et cela vous a semblé indispensable pour vous intégrer, peut-être davantage que dans une ville comme Prague où les gens parlent plus facilement anglais ?

François : « Déjà, c’est obligatoire pour pouvoir communiquer avec les gens. Et puis c’est une question de respect : venir ici avec ses gros sabots et parler français ou anglais… C’est compliqué, cela n’a aucun sens. Pour partager la vie avec les gens, il faut parler tchèque. Surtout que c’est sympa. »

David Girten,  photo: Klára Stejskalová

David : « Plus on maîtrise la langue, plus c’est sympa. Moi non plus je ne suis pas Tchèque. Je suis Belge avant tout - et Ostravien. Huit ans d’une vie dans un endroit, ce n’est pas rien. Personnellement, je remercie surtout la famille de ma copine. J’ai appris le tchèque grâce à sa grand-mère, avec ‘babi Mila’ qui ne parlait ni français, ni anglais, et encore moins flamand. C’était l’époque où je me prenais mon vélo pour aller chez elle à la maison de campagne et où je revenais avec mes notes de tchèque. Bon, j’allais boire aussi une petite bière dans le bar d’à-côté… sans babi, plutôt alors avec le grand-père avec qui je discutais aussi pas mal en tchèque, surtout avec la ‘pivo’ (bière) aidant. Certes, on répète toujours la même chose au début : ‘jedno pivo, prosím’ ou ‘jmenuji se David’, mais cela fait partie de l’apprentissage. Je suis donc très heureux d’être tombé dans cette famille. Et puis il y a aussi tous les amis que j’ai rencontrés depuis huit ans et qui sont toujours là en cas de besoin. »

Bref, aujourd’hui, quand vous êtes tous les trois réunis, vous parlez tchèque…

David : « Ah non ! »

Emmanuel : « Si nous ne sommes vraiment que tous les trois, non, quand même pas. Mais si nos copines sont là ou la grand-mère, oui, nous parlons tchèque. Même avec ma fille à la maison, je parle souvent tchèque en présence de ma copine. Le tchèque n’est absolument pas une barrière dans le sens où je peux mener une conversation sans problème ou rester à parler tchèque durant tout un week-end. Je suis comme François : apprendre le tchèque en venant ici était une évidence. Je ne peux pas vivre au milieu de gens sans connaître leur langue. Même si j’étais arrivé à Prague, où tout le monde parle anglais, j’aurais quand même fait l’effort d’apprendre le tchèque. Si demain je dois partir en Argentine, je me remettrai à l’apprentissage de l’espagnol, comme je me mettrai au chinois si on m’envoie à Taiwan … J’ai besoin de me sentir à l’aise dans une langue pour pouvoir me sentir à l’aise avec les gens. »

« Mon épicière m’apprend les déclinaisons »

Cet apprentissage du tchèque s’est-il fait sur le tas ou via une méthode plus académique avec des cours ?

Emmanuel : « J’ai d’abord suivi trois ans de cours avant d’apprendre le reste sur le tas. De toute façon, on apprend toujours et je ne serais jamais bilingue. J’aurais toujours un accent et ferai toujours des fautes dans les déclinaisons comme il me manquera toujours un peu de vocabulaire. Mais l’essentiel reste de pouvoir avoir une vraie conversation avec les gens. »

Est-ce une langue qui vous a plu dès le début ? Le tchèque rebute un certain nombre de ses apprenants.

Photo illustrative: Chris Greene / FreeImages

François : « Comme je suis professeur de langue, l’apprentissage du tchèque m’a forcément intéressé. A l’école, je n’étais pas spécialement un bon élève que ce soit en anglais ou en allemand. J’ai considéré le tchèque comme un jeu en l’apprenant sur le terrain avec les gens. C’est vrai, je suis incapable de vous donner les tableaux de déclinaisons avec tous les genres, je n’en ai aucune idée. Si je sais qu’on ne dit pas ‘dva bagety’ mais ‘dvě bagety’ pour deux baguettes, c’est parce que la boulangère m’a corrigé au moins quinze fois. Mais cela m’est égal, l’important est de communiquer. On a la chance en vivant à Ostrava de ne pas avoir de touristes ; je dis ‘chance’ dans le sens où les gens ne se mettent pas à parler automatiquement en anglais avec nous. Il faut ‘balancer’… Quand l’épicière attend, très nerveuse, que vous lui disiez ce que vous voulez, vous n’avez pas cinq minutes pour vous exprimer et vous n’allez pas commencer à lui demander si ses croissants sont frais. Bref, il faut se débrouiller. »

David : « Et ne luis dis surtout pas trop tard à ton épicière que tu voudrais payer par carte (il se marre)… »

Emmanuel : « Moi, j’ai pris cela comme des mathématiques. Je pense que le tchèque est une langue très logique avec beaucoup moins d’exceptions qu’en français. C’est la raison pour laquelle j’ai tout de suite aimé ça. Il suffit d’apprendre. Bon après, comme je n’avais jamais fait d’allemand, et que je n’ai fait que quelques mois de latin, je n’avais pas encore été confronté à l’usage de déclinaisons. C’est quand même une langue slave, ce qui signifie qu’il faut apprendre tous les mots. Il n’y en a pas deus qui se ressemblent avec le français ou les autres langues latines. J’avais appris l’italien, l’espagnol et l’anglais, et là, le tchèque, niveau grammaire et vocabulaire, cela voulait dire recommencer de zéro. Mais cela m’a plu immédiatement, aussi parce que c’est un jeu. Le fait de pouvoir parler avec quelqu’un sans que les autres Français, par exemple, vous comprennent… Si ma famille vient, je peux parler en tchèque avec David et François, et personne ne nous comprend. C’est amusant. On peut discuter en toute impunité de nos petits secrets… Ce truc d’avoir quelque chose de plus que l’autre à côté et de pouvoir en jouer est quelque chose que j’ai adoré. »

David : « Oui, et le truc que tout le monde dise que Manu a un accent sexy, cela lui plaît bien aussi, hein… Bon, moi, j’ai quand même eu du mal au début, d’autant plus que je parlais très mal anglais… »

Emmanuel : « Ah, mais t’as encore du mal, David. »

David : « Mais nooon, je me débrouille pas trop mal. J’ai quand même appris l’anglais sur le tas avant de me mettre au tchèque. Comme dirait ma maman – que je salue si elle nous écoute – je parlais anglais comme une vache espagnole. En fait, plus tu fais l’effort de communiquer, plus les gens t’acceptent. C’est super important. Les trois que nous sommes ici autour de la table, avons tous envie de parler en tchèque avec les gens pour ne pas être obligés de passer par l’anglais ou même le français. Même si nous sommes ensemble et qu’il n’y a qu’un seul Tchèque avec nous, nous discutons en tchèque. Du coup, parler tchèque est vraiment une fierté. »

« Ce sont les Pragois qui parlent de façon bizarre »

Ostrava,  photo: František Tichý / ČRo

Emmanuel : « Et puis la République tchèque est un petit pays. Ce n’est pas une langue que les étrangers vont apprendre. En France, personne n’apprend le tchèque, à part peut-être dans une ou deux écoles. Pour nous Français, c’est évident que les gens qui viennent en France apprennent le français. Mais pour les Tchèques… En exagérant un peu, rares sont les étrangers qui font l’effort d’apprendre leur langue. Du coup, quand on se lance dans cette démarche, on s’intègre très vite. On est très vite respectés par des gens qui se disent ‘tiens, celui-là aime notre région, notre pays. Il vient habiter ici et ne se prend pas seulement pour un nabab’. Et ça, c’est énorme en République tchèque. Dans un pays de 10,5 millions d’habitants, c’est un effort qui est particulièrement apprécié, à la différence de la France où l’on a tendance à considérer qu’un Tchèque ou un étranger qui apprend le français, c’est très bien mais normal. »

« En plus de ça, quand je me suis mis au tchèque, je me suis dit que ce serait une langue qui ne me servirait jamais ailleurs. Alors qu’en fait, lorsque je suis allé en Croatie et que j’ai ouvert le menu dans un restaurant, j’ai pratiquement tout compris. Lorsque je vais voir les copains en Slovaquie, je peux discuter sans problème avec eux. Je suis aussi responsable d’une usine en Pologne, et mon tchèque me permet de comprendre 20% de ce que disent mes collègues polonais. Même si je ne saisis pas les détails, je sais au moins de quoi ils parlent. C’est donc l’avantage de maîtriser une langue slave. Mais tout cela, je ne l’ai découvert qu’après avoir appris le tchèque. »

Quid de l’« ostravština », le dialecte d’Ostrava ?

David : « J’ai entendu dire que les gens à Ostrava parlaient plus vite qu’à Prague. »

François : « Pas plus vite, c’est plus court. Il n’y a pas la longueur sur les voyelles. »

David : « Du coup, quand on va à Prague, on se sent encore mieux (rire). »

Emmanuel : « Pour nous, ce n’est pas un dialecte. C’est le tchèque que nous avons appris. C’est donc l’inverse : quand nous allons à Prague, la façon de parler des Pragois nous semble bizarre. Ce sont eux qui ont un accent et des mots différents des nôtres. Pour nous, quand on dit ‘je to dobré jak cyp’, c’est du tchèque, sauf qu’à Prague, personne ne va comprendre. »

Et qu’est-ce que cela signifie donc ?

Emmanuel : « Que c’est encore mieux que ‘dobré’ – ‘bon’. C’est très bon, encore meilleur que bon. ‘Cyp’, c’est l’apprenti chez les mineurs, c’est le gamin qui va à la mine pour la première fois. C’est à la limite entre le poli et l’impoli, mais voilà… c’est ‘l’ostravština’ ! »