Prague, ville littéraire de deux langues

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Ce sont les influences mutuelles entre les milieux littéraires tchèque et allemand à Prague qui ont été le thème d’une conférence intitulée « Praha - Prag 1900-1945, ville littéraire de deux langues et de nombreux médiateurs ». La vie littéraire tchèque et la littérature pragoise d’auteurs de langue allemande sont souvent présentées séparément comme si ces deux phénomènes culturels ne coexistaient pas sous les toits d’une même ville, comme si les oeuvres d’un Meyrink, d’un Rilke, d’un Kafka, naissaient dans le vide. Les auteurs de la conférence se sont donc proposés de situer ce foisonnement littéraire dans son contexte socio-historique et de mettre l’accent notamment sur la coexistence de deux langues dans une ville.

C’est vers la fin du XIXe siècle qu’on peut constater un essor des activités littéraires des Pragois germanophones. En 1900, le nombre d’habitants de Prague atteint près de 400 000 dont 6 % seulement parlent allemand. C’est un grand recul par rapport à la situation en 1848 lors que la ville avait 120 000 habitants dont la moitié était germanophone. Au début du XXe siècle, les Pragois de langue allemande se sentent donc de plus en plus isolés. Ils vivent au milieu de la population tchèque en gardant farouchement leur autonomie culturelle et linguistique. Leur vie culturelle est riche. Prague n’est pas une très grande ville et pourtant ils ont à leur disposition deux théâtres, une salle de concert, des maisons d’éditions, des journaux. Leurs activités littéraires sont abondantes et c’est parmi eux que se trouvent plusieurs grands auteurs du XXe siècle dont Franz Werfel, Leo Perrutz, Johannes Urzidil, Egon Erwin Kisch, Max Brod et Franz Kafka, jeune homme dont le génie ne s’imposera qu’après sa mort. Les antagonismes tchéco-allemands et le nationalisme les font vivre dans une espèce de ghetto et leurs contacts avec la population tchèques sont limités. Pourtant les influences mutuelles entre les minorités allemande et juive germanophone d’un côté et la majorité tchèque de l’autre côté existent et se manifestent dans leurs vies.


Anna Knechtel
La conférence « Prague 1900 - 1945, ville littéraire de deux langues » qui a eu lieu dans le Goethe-Institut pragois du 25 au 27 mars a été organisée par l’Association Adalbert Stifter. Anna Knechtel, chercheuse de cette association, explique pourquoi cet organisme porte le nom de ce grand romancier et nouvelliste tchéco-autrichien du XIXe siècle:

«Nous portons le nom de cet écrivain non seulement parce que nous nous occupons de sa création littéraire mais aussi parce qu’il dit dans ses écrits que Tchèques et Allemands sont liés dans la même mesure avec les pays de la couronne tchèque. Notre tâche est donc de nous pencher toujours sur la coexistence tchéco-allemande. L`Association Adalbert Stiffter a été fondée il y a plus de soixante ans justement par les personnes natives de ce pays.»

Les organisateurs de la conférence voulaient éviter les stéréotypes dans la présentation de la culture allemande à Prague qui est souvent étudiée séparément de la culture tchèque et ont mis l’accent justement sur les influences mutuelles de ces deux nationalités. Anna Knechtel définit les principaux thèmes de la conférence:

«Nous avons quatre sections. Dans la première nous formulons et analysons les questions historiques et sociales de l’évolution démographique de Prague, l’interprétation nationaliste des espaces et monuments officiels de la ville. Une section est consacrée à l’infrastructure littéraire, c’est-à-dire au rôle des associations et cénacles littéraires, à l’importance des prix littéraires et de la politique culturelle en général pour la vie des habitants de Prague. La troisième section est réservée à la littérature et la critique littéraire ainsi qu’aux rapports mutuels entre les littératures tchèque et allemande. Et la quatrième et dernière section se penche sur les images et les stéréotypes et à leur confrontation avec la réalité socio-historique de la ville telle qu’elle se présente dans la littérature mais aussi par exemple dans les guides touristiques ou sur les cartes postales.»


La conférence a prêté attention aussi à la période la plus sombre des relations entre Tchèques et Allemands, celle de la Deuxième Guerre mondiale et de l’occupation des pays de la couronne tchèque par l’armée nazie. Pendant cette période, le pays est devenue une espèce de colonie allemande qui existait officiellement sous le nom de Protectorat de Bohême-Moravie. Evidement cela a creusé encore davantage le fossé entre la minorité allemande dont les membres sympathisaient en grand nombre avec la politique d’Hitler et la majorité tchèque qui se retrouvait dans la situation de parias. C’était une rupture quasi totale et pourtant les deux ethnies continuaient à vivre l’une à côté de l’autre. Selon Anna Knechtel, la vie littéraire continuait, elle aussi:

«C’est intéressant parce que nous sommes habitués à l’idée que la littérature allemande à Prague et dans les pays tchèques prend fin en 1938 ou en 1939. Il est néanmoins évident que même si nous n’aimons pas cette période, la vie culturelle existait aussi sous le protectorat, donc pendant la Deuxième Guerre mondiale, et que des prix littéraires étaient attribués. Et même dans la période précédente, sous la Première république tchécoslovaque, entre 1918 et 1938, il y avait les prix littéraires nationaux attribués par l’Etat tchécoslovaque qui étaient destinés aux auteurs et aux ouvrages de langue allemande. Et je pense que c’est une des choses que nous devons connaître.»

La coexistence entre Tchèques et Allemands en Bohême et en Moravie est un thème sensible qui est loin d’être épuisé et alimentera encore longtemps le débat. La conférence Praha-Prag 1900-1945 a été une tentative de mieux comprendre ce problème malgré les séquelles du nationalisme et des animosités tchéco-allemandes et de démontrer que, sur le plan culturel, cette coexistence était enrichissante pour les deux parties. Et Anna Knechtel de conclure:

«Je pense que nous avons encore beaucoup de choses à apprendre et que nous devons aussi nous souvenir. C’est en cela que réside l’importance de telles conférences. Et j’aimerais ajouter que nous allons publier un recueil de documents de la conférence et l’année prochaine nous organiserons une exposition qui portera le même titre. Elle commencera à Munich pour être transférée ensuite à Berlin et à Vienne et nous aimerions la présenter à la fin aussi à Prague. Nous espérons que Prague sera son terminus.»