Forum 2000 : pour Jacques Rupnik, Andrej Babiš fait du « populisme entrepreneurial »

Forum 2000, photo: ČTK

« Populisme, la menace est-elle passée ? » C’est la question posée lors d’un débat organisé ce mardi à l’ambassade de France à Prague dans le cadre du Forum 2000, la fameuse conférence internationale initiée par Václav Havel. La discussion entre Marc-Olivier Padis, directeur d’étude du think tank Terra Nova, et Adam Michnik, directeur de publication du quotidien polonais Gazeta Wyborcza, était animée par Jacques Rupnik. Dans un entretien pour Radio Prague, le politologue a fourni quelques pistes de réflexion sur le « populisme » en Europe centrale.

Jacques Rupnik, qu’est-ce que le populisme selon vous ?

Jacques Rupnik,  photo: Forum 2000
« Le populisme, c’est un mouvement politique qui a la prétention, ou dont les leaders ont la prétention, de représenter l’ensemble du peuple. C’est cette idée qu’ils représentent le peuple, la nation, et qu’ils ont un mandat démocratique qui les autorise à faire abstraction des contre-pouvoirs – ils n’aiment pas toutes les institutions intermédiaires qui pourraient servir de contre-pouvoirs, à commencer par la Cour constitutionnelle, la Banque centrale, toutes les institutions qu’ils ne contrôlent pas. Et ils considèrent tous les rivaux politiques comme des ennemis. C’est la spécificité. Il y a là cette polarisation extrême, à travers le langage aussi. C’est très spécifique, il faut briser les codes, c’est le peuple contre les élites.

Deuxièmement, c’est s’opposer à l’ouverture par l’Europe, des frontières, face aux migrants, face au commerce. Il y a donc ce thème de la fermeture et l’opposition à l’ouverture que représente l’Union européenne. Ce sont les principaux thèmes des mouvements populistes. »

Nous sommes en République tchèque où il y a des élections législatives dans les jours à venir. Les médias évoquent la possibilité qu’un mouvement parfois qualifié de populiste remporte le scrutin, il s’agit d’Andrej Babiš et de son mouvement ANO. A son propos, vous avez évoqué un « populisme entrepreneurial ». De quoi s’agit-il et comment voyez-vous l’accession possible au pouvoir de M. Babiš ?

« Le populisme entrepreneurial, c’est l’idée d’un entrepreneur qui a réussi dans les affaires et qui, en quelque sorte, veut prolonger son succès ou transformer l’essai en entrant dans le jeu politique. Et donc, d’une certaine façon, il achète son ticket d’entrée sur la scène politique et il le fait en brisant la structure partisane existante. Généralement il a un grand thème : la lutte contre la corruption mais aussi l’efficacité. ‘Le Parlement, c’est du bavardage’, ‘Les institutions sont beaucoup trop lentes.’ ‘Moi, je sais faire, je sais prendre les décisions’ et, c’est une citation de M. Babiš, ‘On doit gérer l’Etat comme on gère une entreprise’, c’est-à-dire efficacité et chaîne de commandement claire. Ça, c’est le message populiste et cette idée de l’efficacité est quelque chose qui a un certain écho.

Forum 2000,  photo: ČTK
Ce n’est pas le populisme genre Marine le Pen, qui en appelle à la xénophobie et à des thèmes comme cela. Là, c’est un registre un peu différent contre les partis et les institutions existantes au nom d’un leader fort, de l’efficacité, qui sait ce qu’il veut et qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Il est vrai que secondairement, il joue sur des thèmes qui peuvent être anti-immigration ou anti-européen à l’occasion, mais sur un mode qui n’est pas du tout le mode strident que l’on connait chez Viktor Orbán, Jarosław Kaczyński ou chez les populistes en Europe occidentale. »

Quand il est question de populisme en Europe centrale, c’est souvent en lien avec la question migratoire. Quelles seraient selon vous les causes de ce populisme et y a-t-il effectivement une crainte identitaire en Europe centrale et en République tchèque vis-à-vis de ces réfugiés qui tentent de rejoindre l’Europe ?

« Oui, il y a certainement une crainte pour l’identité. Je pense qu’il faut l’expliquer par les spécificités de l’histoire récente en Europe centrale. D’abord, ce sont des Etats qui sont devenus, au cours de la Seconde Guerre mondiale surtout, des Etats homogènes.

Deuxièmement à cause de la guerre froide, ce sont des Etats qui n’ont pas connu la vague migratoire que connait l’Occident depuis les années 1960. C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas sortir d’ici, mais on ne pouvait pas rentrer non plus. Ils n’ont pas de populations d’Afrique ou du Moyen-Orient qui sont venus en Europe occidentale, et en France en particulier. Et ils ne l’ont pas connue non plus après 1990, après la chute du communisme. Ils ont eu des migrants d’Ukraine, de l’ex-Yougoslavie… mais pas du sud de la Méditerranée.

Enfin le troisième élément, c’est qu’ils ont une perception de la situation occidentale – je ne dis pas que ce soit forcément la bonne –, qu’on pourrait résumer par l’expression : ‘échec du multiculturalisme’. ‘Regardez ce qu’il se passe dans vos villes, regardez les attentats, regardez vos banlieues. Avec le système des quotas de répartition des migrants, vous essayez de nous imposer un modèle de société multiculturelle que nous récusons.’ A travers cela, vous avez au moins trois éléments d’explication pour lesquels on peut être populiste, nationaliste, anti-migrant, dans des pays où il n’y en a pas. »

Mercredi, nous vous proposerons un entretien avec Marc-Olivier Padis, directeur d’étude du think tank Terra Nova, qui réfléchit également à la question du populisme.