« Si une scène de film se passe à Prague, alors c’est romanesque »

Arnaud Desplechin et Hippolyte Girardot, photo: ČTK

La 25e édition du festival du film Febiofest a été clôturée jeudi dernier en grandes pompes, puisque l’actrice française Catherine Deneuve, empêchée de venir à l’ouverture, a finalement fait le déplacement pour recevoir un prix Kristián pour l’ensemble de sa carrière. Elle y a également présenté Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin où elle tenait il y a dix ans le premier rôle. Justement, le réalisateur français était également présent au festival, aux côtés de l’acteur Hippolyte Girardot, pour présenter son tout dernier film Les fantômes d’Ismaël, dont une partie a été tournée à Prague. Au micro de Radio Prague, Arnaud Desplechin a raconté la genèse du film, évoqué son lien avec la nouvelle vague tchécoslovaque ou encore les quelques jours de tournage dans la capitale tchèque. Avant cela, il est revenu sur le nom d’un personnage récurrent dans sa création cinématographique.

Arnaud Desplechin et Hippolyte Girardot,  photo: ČTK
« J’ai l’impression que quand on fait un nouveau film, c’est comme si on montait dans un grenier avec une troupe d’acteurs, on ouvrait une vieille malle et il y aurait dedans quelques noms, quelques costumes, quelques accessoires… A chaque fois, j’essaye d’en inventer de nouveaux, mais je réutilise aussi les anciens. On essaye de fabriquer des nouveaux avec de vieux trucs, comme des enfants qui se déguisent. Ce Dedalus, c’est un personnage… Déjà son nom l’indique, il est un peu perdu. Ivan Dedalus, on ne sait pas si c’est un saint, un fou, un espion, un imbécile. La réponse n’est pas donnée à la fin du film. Est-ce un agent double ou triple ? Un niais ? Est-ce qu’il est comme Bartleby, dans la nouvelle de Melville, qui dit : ‘Je préférerais ne pas’. Quand j’écrivais le film, ça me plaisait de faire le portrait de ce réalisateur qui raconte les aventures de son frère, je me disais : quel autre nom que Dedalus, puisque j’ai déjà fait deux films avec un personnage qui s’appelait ainsi ! C’était donc naturel, a fortiori pour un personnage qui est perdu à travers le monde. C’était un nom merveilleux. Et puis c’est un nom dont les spectateurs se souviennent. J’aime bien trouver des noms qui soient euphoniques, qu’il y ait une logique poétique qui s’imprime chez les spectateurs. »

Vous dites que le film a été inspiré par Sueurs froides, d’Alfred Hitchcock, pourriez-vous détailler un peu pourquoi cette référence ? Vous êtes un cinéaste très cinéphile qui aimez citer les œuvres que vous aimez…

'Les fantômes d'Ismaël',  photo: Jean-Claude Lother / Why Not Productions
« Il y a un motif. Il y a un personnage central, celui qui crée le drame, qui invente le film et qui est le personnage de Carlotta, joué par Marion Cotillard, qui revient dans l’île. Pour moi qui suis cinéphile, je me souviens de la grand-mère de Kim Novak qui s’appelait Carlotta Valdes, dans Sueurs froides. Dans ce film, il y a cette femme qui est morte, James Stewart est en deuil, et c’est un deuil dont il ne se remet pas. Cette femme revient, et c’est la même. Il y avait donc une rime dans le film que je pouvais entendre. Je suis cinéphile, donc je m’approche des films pour arriver à en inventer d’autres et en même temps il faut que je m’en éloigne. Dès que j’étais trop près d’Hitchcock je me sauvais dans les bras d’Ingmar Bergman, je pensais à Persona, où Liv Ullmann et Bibi Anderson sont enfermées toutes les deux sur une île… Dès que Bergman était trop proche, je fonçais dans les bras d’Hitchcock. Et quand j’en avais assez des deux, je pensais à Alain Resnais dont j’ai adoré, à 17 ans, Providence. C’est un film en anglais sur un romancier qui essaye de réparer sa vie en inventant des bouts de roman absurde pendant toute une nuit dans une grande demeure en Angleterre. »

Un motif m’a particulièrement intriguée, c’est cette carte postale représentant le tableau de Van Eyck, Les époux Arnolfini, qu’on retrouve d’ailleurs dans une scène centrale dans un grenier… Est-ce que la présence de ce tableau dans le film est liée à la question de la fidélité maritale, puisque le personnage joué par Marion Cotillard est parti et est décrit comme volage…

« Oui, il y a ce thème très fort de la conjugalité. Il y aussi le thème de l’enfant à venir. Il se trouve qu’à la fin du film, un enfant, que l’on n’attendait pas, va arriver. Il y a deux tableaux qui se font face : il y a les époux Arnolfini dont nous savons par Erwin Panofsky que c’était le testament d’un mariage et par Daniel Arasse que c’était un objet testamentaire qui certifie le mariage. En même temps nous pouvons observer que le ventre de l’épouse Arnolfini est légèrement rond. En face, il y a un tableau de Fra Angelico qui est une annonciation : un enfant va venir mais quel enfant ? Est-ce qu’il va arriver à Carlotta qui dit : ‘je voudrais un enfant’ ? Est-ce qu’il va arriver à Sylvia ? Nous ne pouvons pas savoir. Celle des deux qui portera l’enfant d’Ismaël sera celle qui deviendra sa femme. Cela crée une espèce de mystère poétique et visuel qu’il me plaisait de montrer. Pour moi, cela montrait également toute la folie du personnage d’Ismaël qui, en comparant les perspectives italiennes et flamandes, dit : ‘je vais réussir à réparer le monde’. A ce moment-là, son copain, qui est avec lui, dit : ‘je ne suis pas le genre de juif que tu peux faire chier avec ta culpabilité de chrétien’. Ce réalisateur devient fou et pourtant il prend son métier tellement au sérieux qu’il dit : ‘si j’arrive à réparer la perspective, j’arriverai à améliorer le monde’. Mais nous ne pouvons pas améliorer le monde avec les films, nous pouvons juste bricoler des bouts d’histoire. »

Je ne peux pas ne pas vous poser cette question puisqu’une partie du film a été tournée à Prague. Comment décririez-vous Prague en tant que cinéaste ?

'Les fantômes d'Ismaël',  photo: Jean-Claude Lother / Why Not Productions
« C’est la troisième fois que je viens ici. En revanche, c’est la première où j’ai le temps de venir sur la tombe de Kafka et d’aller à la synagogue Vieille-Nouvelle. Je me suis souvenu du poème d’Apollinaire : ‘les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours’. Dans tous les livres français, il est écrit que ce n’est pas vrai. Mais j’ai vu l’horloge, elle est en hébreu, et elle tourne à rebours, dans l’autre sens ! J’ai été stupéfait de découvrir cela, il y a un côté extrêmement romanesque. A Prague, j’ai l’impression d’être dans un roman. Mais peut-être est-ce parce que j’ai lu très jeune les romans de Milan Kundera qui m’ont nourri. J’adore toute sa partie française, c’est vraiment un des écrivains qui auront compté énormément dans ma vie. Kafka aussi. Prague occupe une position clé entre le monde de l’Est et le monde de l’Ouest. Si une scène se passe à Prague, alors c’est un roman. Il y a une puissance romanesque que l’on retrouve dans le passage des tramways, dans le mélange des communautés, dans les décors, bref partout. C’est cela qui apporte la part romanesque. Ismaël le dit dans une scène du début, il est casanier. Je cherchais quelque chose d’exotique et Prague, c’est merveilleux pour un Français. »

Quelle était votre expérience de travail à Prague avec les équipes tchèques ?

« J’ai été très impressionné par les équipes tchèques parce qu’elles sont très professionnelles. J’avais un premier assistant merveilleux qui s’appelait Tomáš, qui avait un nom de famille que j’ai oublié, très difficile à prononcer pour un Français. J’ai été stupéfait par leur professionnalisme. Mais Prague est une ville tellement romanesque qui a accueilli beaucoup de films de productions anglaises et françaises. Je pense que c’est à Prague qu’une partie du film d’Olivier Assayas, ‘Personal Shopper’ a été tourné. J’ai été frappé par le professionnalisme presque anglo-saxon des équipes. Personnellement, j’ai une méthode française, qui est plus bricolée. J’ai été en face d’une technique très impressionnante. »

J’ai lu que vous aviez l’habitude de montrer un film à votre équipe de tournage (acteurs, techniciens). Quel film avez-vous montré à vos équipes ?

'Les fantômes d'Ismaël',  photo: Jean-Claude Lother / Why Not Productions
« Pour ce film-là, c’était difficile car comme il y a cinq films qui sont collés en même temps, lequel allais-je leur montrer ? Je me suis dit ‘allons au cœur du film’, la première moitié du film. Je leur ai montré ‘Persona’ d’Ingmar Bergman qui raconte l’histoire de deux femmes sur une île. Je me suis dit ‘tout ça c’est la première heure et c’est là-dessus que tout se base’. Vous voyez la solitude d’Ismaël dans son grenier, hanté par les souvenirs des fantômes de Noirmoutier. C’est ce face-à-face que j’ai montré. Le film est en noir et blanc donc cela crée une distance, nous ne sommes pas tentés de le copier. C’est donc autour de ce film, que j’aime infiniment, que j’ai choisi de réunir mon équipe. »

Pour ‘Trois souvenirs de ma jeunesse’ vous aviez montré ‘Les Amours d’une blonde’ de Miloš Forman. Pourquoi ?

'Les Amours d'une blonde'
« J’aime les œuvres de Miloš Forman. La période tchèque a été un grand choc pour moi. ‘Au feu les pompiers !’ est un film formidable. ‘Les Amours d’une blonde’ est un chef-d’œuvre. C’est très contemporain de la Nouvelle vague française. Mais dans la Nouvelle vague tchécoslovaque, les cinéastes avaient une maturité que n’avaient pas les cinéastes français sûrement parce qu’ils s’étaient construits contre le système de répression soviétique. Quand j’ai découvert le nouveau cinéma tchèque, j’ai retrouvé ce même appétit de liberté présent dans la Nouvelle vague française mais avec une maturité plus forte. ‘Ragtime’ est un film que j’ai vu de nombreuses fois, ‘Valmont’ est un chef-d’œuvre absolu. Je suis fan de Miloš Forman, il me rend fou. Dans ‘Les Amours d’une blonde’, il y a une façon de montrer la jeunesse qui pouvait inspirer mon équipe. Et là encore, il y avait de la distance. Ce n’était pas un film français que je voulais montrer à mes jeunes acteurs, c’était un film tchèque. C’était difficilement copiable. C’est un des plus beaux films du monde donc c’était parfait pour réunir l’équipe autour de la vitalité qui emplit ‘Les Amours d’une blonde’. Le sens du dérisoire, de l’échec amoureux et de l’utopie amoureuse font que c’est un film merveilleux. »

Dans Les Fantômes d’Ismaël, Hippolyte Girardot interprète le producteur du personnage principal interprété par Mathieu Amalric. Ce n’était pas la première collaboration du comédien français avec Arnaud Desplechin. Au micro de Radio Prague, il explique ce qu’il aime dans son cinéma :

Hippolyte Girardot,  photo: ČTK
« Ce que j’apprécie énormément c’est sa richesse. Il y a plusieurs choses, c’est très romanesque et profond en même temps sur les rapports humains. Mais c’est un peu inattendu. Il est difficile de parler d’un cinéaste que l’on aime car on essaye toujours de trouver des bonnes raisons et des arguments. Mais les choses que l’on aime vont au-delà des arguments. Quand on aime vraiment un film ou une œuvre d’art c’est parce qu’elle nous parle intimement à un endroit que l’on ignore. Et c’est pour cela qu’on l’aime car on découvre quelque chose de ce que l’on est en aimant quelque chose que l’on ne connaissait pas avant. Je trouve que c’est vraiment important. Et Arnaud c’est l’effet que ça me fait. »

Le film a été en partie tourné à Prague, même si ce ne sont pas les scènes où vous intervenez. Est-ce que vous connaissez le cinéma tchèque ?

« Je parlais de cela avec votre collègue. Je me disais qu’il y avait un truc qui était pas mal. Qu’est-ce que c’est Prague pour nous ? Pour moi Prague c’est tous les films de Miloš Forman, d’Ivan Passer. C’est une époque où les tournages étaient nombreux dans les pays de l’Est. En Hongrie, il y avait beaucoup de petits films que j’allais voir dans les petites cinémathèques. C’étaient des films assez sociaux, sur les gens. Ce n’était pas du grand spectacle. Il y avait un point de vue très fort sur le monde dans lequel ils vivaient. Il y avait une liberté extraordinaire. Je trouve que les Français sont beaucoup plus coincés que les Tchèques, qui sont plus libres, à bien des égards. Par exemple, sur l’humour, je trouve qu’en France on ne fait pas preuve de beaucoup d’autodérision. Ici, il y a quelque chose sur le dérisoire qui est très fort. En même temps, c’est un pays avec une grande et très ancienne histoire. Prague a une histoire qui dépasse très largement le XXème siècle, qui a subi le coup de massue de l’Union soviétique. Mais la Tchécoslovaquie s’en est sortie bravement, avec courage. Je ne suis pas sûr que les Français auraient pu être aussi courageux que cela. Il y a du courage et du détachement. Je suis venu deux fois et à chaque fois je ressens dans la ville quelque chose de léger, un point de vue dérisoire sur la vie. Il y a une bonne ironie et c’est quelque chose que j’aime bien. Je l’ai sentie, je ne sais pas si cela arrivera encore.