« Havel pose le principe d’une résistance comme un principe éthique »

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Depuis le 18 janvier et jusqu’au 17 mars, l’Artistic Théâtre à Paris propose deux pièces de Václav Havel, Audience et Vernissage. C’est à Anne-Marie Lazarini qu’on doit ces deux nouvelles mises en scène, déjà présentées au public parisien il y a un an. Séduite et transportée par l’écriture de Václav Havel, elle a décidé de monter ces deux pièces à la suite, et en plongeant le spectateur dans les deux univers clos d’une brasserie et d’un appartement. Radio Prague a interrogé Anne-Marie Lazarini sur les raisons qui l’ont menée à s’intéresser à Václav Havel et à monter ce spectacle.

Anne-Marie Lazarini,  photo: Vimeo
« On l’a créé l’année dernière, en janvier. Je lis beaucoup de textes de théâtre, je vais en bibliothèque. J’ai relu ces textes que je connaissais depuis très longtemps, mais que j’avais perdus de vue. En relisant ces pièces, je les ai trouvés absolument formidables, d’une modernité incroyable. J’ai adoré cet humour, cette ironie. J’ai commencé à me passionner pour Havel, en lisant d’autres textes, ses textes politiques etc. C’est arrivé ainsi, par la relecture de ces trois pièces de Havel. En fait, elles sont trois et forment une sorte de trilogie (avec Pétition, ndlr). Je me suis dit que trois pièces, ça faisait un peu long comme spectacle. J’ai donc choisi de n’en monter que deux, avec l’intérêt d’avoir ce personnage de Vaněk qui circule entre les deux textes et fait le lien. »

Pour les auditeurs qui connaîtraient mal le théâtre de Václav Havel, pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte sont nées ces pièces ?

« C’est un moment de la vie de Havel qui est difficile. Les pièces de 1975. On peut dire qu’il s’appuie, en particulier dans Audience qui se passe dans une brasserie, sur son expérience d’avoir travaillé dans une brasserie, où il a roulé des tonneaux. En 1969, Jan Palach s’immole sur la place Venceslas. Et on peut dire qu’à partir de 1970, Havel entre vraiment dans la dissidence. Ces pièces sont écrites alors qu’il est constamment sous surveillance de la police. Ce qui est absolument magnifique, c’est cette ironie et cet humour dans les deux textes que j’ai montés. Ce sont des textes presque mythiques car ils ont été souvent montés en France. »

Oui, ils ont été montés par plusieurs autres compagnies par le passé…

« Or, quand on les a montés l’année dernière, il y a eu comme une redécouverte de l’auteur dramatique, Václav Havel, en France, par le public et par la presse. Au fond, on s’est dit : oui, il y a eu ce théâtre-là, à une époque, absolument formidable d’intelligence, d’humour, et on l’avait un peu oublié. J’avais d’ailleurs un peu peur en le montant en me demandant si ce n’était pas un théâtre qui datait un peu. Mais pas du tout en fait ! Il y a une vraie modernité de l’écriture de Havel qui apparaît encore aujourd’hui. »

Il y a en effet de nombreuses critiques élogieuses dans la presse française, sur cette redécouverte du théâtre de Havel. Quels choix de mise en scène avez-vous faits pour ces pièces ?

« Je n’avais pas envie d’être dans le cadre traditionnel d’un théâtre frontal avec la scène, puis on fait un noir, un entracte et on enchaîne les deux pièces. Je me suis dit qu’il serait intéressant de travailler sur des espaces différents et de faire en sorte que le public suive ce parcours. J’ai la chance d’avoir deux salles dans mon théâtre, dont l’une où l’on peut démonter les gradins, et dont il est possible d’en faire un espace vide. A partir de là, avec François Cabanat qui a fait la scénographie du spectacle, on a construit le bureau d’une brasserie. Donc les spectateurs entrent dans la brasserie de Sládek. Ils s’assoient sur les caisses de la brasserie, sur lesquels il y a des coussins, donc ce n’est pas trop inconfortable non plus ! Tout se joue dans le petit bureau du brasseur qui a convoqué le dissident Vaněk pour lui parler de tout et de rien, mais surtout de lui proposer de se dénoncer pour qu’il y ait des rapports. Une fois que cette pièce est terminée, elle est tout de suite enchaînée dans un appartement. On a construit une sorte de salon où les spectateurs sont installés et sont reçus par le couple Michal et Věra de la pièce Vernissage. Il y a un dispositif assez original qui fait que les spectateurs sont complètement proches de ce qui se joue. »

Ils sont réellement dans une brasserie tchèque en fait !

« Oui, dans une brasserie tchèque, puis dans un appartement. Tout se joue de très près. Les spectateurs sont très proches des acteurs. »

Comment caractériseriez-vous les personnages de Havel ? Quand on lit ses textes, on voit qu’ils veulent vivre dans la vérité, mais ils sont empêchés…

Václav Havel,  photo: Archives de ČRo
« C’est très lié à sa pensée politique. ‘Le pouvoir des sans-pouvoirs’ est un texte formidable. Il y a cette idée qu’on ne peut exister dans la vérité, qu’on ne peut être humain, pleinement conscient et humain, que si l’on n’accepte pas d’entrer dans des compromissions, dans un discours imposé collectivement par une pensée unique. Une pensée qui voit dit : tu dois penser comme cela, tu dois être comme cela. C’est confortable comme cela. Or Havel dit : si tu veux être un être humain, c’est la vérité que tu dois choisir. Finalement toute la révolution de velours est partie sur ce principe-là. Je ne suis pas spécialiste de l’histoire de la Tchécoslovaquie, mais en lisant sur ce sujet, je me suis dit que c’était cela qui était essentiel. Vivre dans la vérité, et donc fatalement être confronté à un pouvoir qui vous refuse ce droit. Alors, on devient une menace, en étant dissident. Mais c’est comme un soulèvement discret, quotidien, obstiné, où l’on se bat contre la normalisation de la société. Moi, c’est cela qui m’a paru tout à fait essentiel dans ces deux pièces, à travers ce personnage de Vaněk qui, d’abord, affronte le brasseur, puis ce couple qui a tout lâché de ses croyances, de la vérité, pour devenir des sortes d’apparatchiks bien installés. Ils vont en Suisse, ils ont gagné de l’argent, ils ont refait leur appartement… Tout ceci est dans un vide effroyable qui se manifeste peu à peu au cours de la pièce. »

Vaněk, c’est un peu le double de Václav Havel…

« Oui, sûrement. On peut, je pense, le concevoir comme cela. C’est un résistant. Havel pose le principe d’une résistance comme un principe éthique, un engagement. C’est une sorte de philosophie de la vie. »

Vous avez rappelé le contexte : ces pièces sont écrites dans la période de normalisation qui a été très dure pour les Tchèques, puisqu’elle venait après l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie. Mais à vous entendre, ce sont en effet des pièces qui ont une portée beaucoup plus universelle. J’imagine que c’est quelque chose que les spectateurs français, d’aujourd’hui, peuvent entendre, qu’il y a des choses qui vont résonner en eux…

« Je pense complètement. Quand on est un grand écrivain, comme l’est Havel, on n’écrit pas que sur les circonstances. Evidemment, il écrit dans le contexte d’un pays occupé, il a besoin de dire certaines choses. Mais l’écriture qu’il porte va au-delà de cela. Ce n’est donc pas une obsession de le replacer dans le contexte de la Tchécoslovaquie de l’époque. Et autant le donner comme tel, montrer ce qui a déclenché ces deux textes. Mais je pense qu’actuellement on peut entendre au-delà de ça. Si on relit ‘Le pouvoir des sans-pouvoir’, il y a bien des choses que certains gouvernants actuels pourraient entendre et écouter. Donc, je crois que ça va bien au-delà de l’époque. »

Les pièces ont déjà été données il y a un an. Avez-vous eu des retours de spectateurs ? Et lesquels ?

« Il y a des retours tout le temps. Car il y a une sorte de stupéfaction de redécouvrir ces textes. Je crois que la scénographie, l’espace dans lequel ces pièces sont jouées, apportent aussi beaucoup. Cela amène aussi un plaisir théâtral qui compte aussi. C’est le tout qui a sans doute fonctionné. Si on le reprend, c’est aussi parce que ça a bien été reçu. Les réactions sont globales, sur le spectacle, sur le théâtre qui a été produit, mais j’entends tout le temps : ces textes sont formidables, mais je ne les connaissais pas. Actuellement, à part des personnes un peu plus âgées, Havel ne dit plus grand-chose aux gens. On ne le connaît plus en France. Ni même la situation politique de la Tchécoslovaquie à l’époque. On a oublié qu’il a été président… C’est donc véritablement une redécouverte d’un homme politique, et d’un écrivain. Il y a ce plaisir de la redécouverte aussi. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui n’ont pas entendu parler de Havel. C’est incroyable. Moi, ça me semble tout à fait incroyable, mais je ne suis pas toute jeune… Mais c’est pour moi une belle victoire de me dire que le spectacle a permis et permet que des gens plus jeunes aussi se rendent compte de l’intérêt de ces textes. »