« En arrivant en Suisse, j’ai dit que je ne quittais pas la Tchécoslovaquie mais l’Union soviétique »

Jaroslav Havelka, photo: Ondřej Tomšů

Vendredi ont été remis au palais Černín à Prague, siège du ministère tchèque des Affaires étrangères les prix Gratias Agit. Dans cette nouvelle émission culturelle, nous retrouvons l’un de ses lauréats, Jaroslav Havelka, président de la plus ancienne association de Tchèques en Suisse, la Beseda Slovan, basée à Genève, et également vice-président de l’Union des associations des Tchèques et Slovaques en Suisse. Au micro de Radio Prague, il est revenu sur son émigration après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie et sur sa patrie d’adoption.

Jaroslav Havelka,  photo: Ondřej Tomšů
Jaroslav Havelka, vous vivez depuis 1970 à Genève, en Suisse, vous êtes à Prague pour recevoir le Prix Gratias Agit remis chaque année depuis 20 ans par le ministère tchèque des Affaires étrangères aux personnalités qui œuvrent à diffuser une image positive de la République tchèque à l’étranger. Première question, un peu personnelle, quel effet cela vous fait-il à chaque fois quand vous revenez dans votre pays d’origine ? Quels sont vos sentiments ?

« Mes sentiments sont très souvent contrastés. J’ai le sentiment de revenir chez moi, dans ma patrie, et je retrouve mes repères culturels même si ce n’est de loin pas le même pays que j’ai quitté en 1970. Le niveau de progrès et de développement depuis la nouvelle orientation politique du pays est remarquable. Je me sens parfois étranger à cause de beaucoup de choses. C’est sans doute mon côté suisse qui a grandi et pris une certaine place dans mon identité. »

Rappelez-nous dans quelles conditions vous avez émigré en Suisse…

« Ma décision de quitter la Tchécoslovaquie, sans savoir comment ni où aller, a été prise dès la première nuit de l’occupation du pays le 21 août 1968. Ma compagne à l’époque, qui est aujourd’hui ma femme, était également déterminée à partir. Notre plan initial pour émigrer avait été de participer à un voyage organisé pour supporter l’équipe de football tchécoslovaque, lors d’un match à Marseille contre la Hongrie en décembre 1968. Cela n’a malheureusement pas fonctionné, mais nous avons continué à chercher de nouvelles possibilités. Finalement, en 1970, après une suite de péripéties, nous nous sommes retrouvés à Genève sans connaissance de la langue du pays. »

Quelles ont été vos premières impressions à votre arrivée en Suisse ? Vous ne connaissiez pas la langue, c’était un nouveau pays et presque une nouvelle civilisation, puisque vous étiez passé de l’Est à l’Ouest…

« C’était pour nous très excitant et de temps en temps fatigant. Nous avons rencontré quelques Tchèques déjà établis à Genève. Avec leur aide, nous avons décidé de demander l’asile politique immédiatement après notre arrivée en Suisse. Les agents de police m’ont demandé pourquoi je quittais mon pays natal. J’ai spontanément répondu que je ne quittais pas la Tchécoslovaquie mais l’Union soviétique. C’était la dernière question et réponse politiquement orientée que j’ai échangée avec les autorités suisses. Ils m’ont donné des adresses où je pourrais trouver du travail en parlant quelques mots d’allemand, comme c’était mon cas. A ma grande surprise, c’était des bureaux de conception de machines-outils. Suite à mon deuxième entretien dans l’usine de machines d’électroérosion, j’ai été engagé par un jeune ingénieur allemand qui m’a dit qu’il ne me testerait pas mes connaissances en mécanique, que le niveau technique des Tchécoslovaques était connu. Dès le moment où j’ai trouvé du travail dans mon domaine, cela a rapidement été un bonheur pour nous de vivre dans ce pays très civilisé qui nous a rapidement admis parmi les siens. Nous nous sommes mariés à Genève en 1971, et nous avons vu et senti que la population nous a positivement acceptés. L’économie était dans une conjecture favorable. »

Comment se sont passées les premières années ? En arrivant sans rien dans un nouveau pays, avez-vous dû tout recommencer à zéro ?

Photo: Ondřej Tomšů
« Effectivement, en commençant la deuxième partie de ma vie dans ce nouveau pays avec une nouvelle langue et une nouvelle culture, je me suis senti motivé par le défi qu’il nous a apporté. Après le travail, je suivais des cours de langue. J’ai rapidement réalisé qu’en commençant à apprendre une nouvelle langue à l’âge de 33 ans et après le travail, je ne pourrais jamais atteindre le niveau de mes collègues francophones. Pour compenser cette faiblesse permanente, j’ai décidé de partir trois mois en Angleterre pour apprendre l’anglais, en cumulant trois ans de vacances que je n’avais pas prises. Mon nouveau patron était contre cette idée mais la cheffe du bureau du personnel m’a félicité pour cette décision et m’a offert un contrat de travail suite à mon retour. A mon retour d’Angleterre en décembre 1973, mon fils Marc est né et notre vie a pris un nouvel élan familial, mais aussi professionnel. Une compagnie américaine ayant sa maison-mère à Genève m’a engagé en 1974. Ce changement m’a amené à voyager dans de nombreux pays du monde. Après la perestroïka, j’étais souvent en Russie pour des projets liés aux clients des machines Caterpillar. Ma femme a aussi pu conduire sa carrière avec succès. »

La Suisse a été un pays d’émigration important pour les Tchèques, notamment après 1968. Pourquoi ? Les conditions d’obtention du statut de réfugié étaient-elles meilleures que dans d’autres pays ?

« Je ne connais pas les conditions d’obtention du statut de réfugié dans les autres pays à cette époque, mais il me semble que les conditions en Suisse étaient globalement bien différentes, et que la Suisse était attractive pour plusieurs raisons. Ce problème est aussi dû à la situation économique de l’époque, qui était très favorable. Cependant, il faut dire que la Suisse a une tradition de terre d’asile tout au long de son histoire. Le nombre de demandeurs d’asile tchécoslovaques en Suisse était également élevé car un certain nombre de Tchèques postés à l’étranger pendant l’occupation ont choisi de ne pas retourner dans le pays suite à l’entrée des chars en 1968. »

La Suisse est un pays où le protestantisme est une religion importante. Est-ce qu’il y a un lien avec cet accueil ? Et cette tradition perdure-t-elle aujourd’hui ?

« Selon mes observations, je ne pense pas que la religion en Suisse soit la base de la politique généreuse en matière de demande d’asile. Mais il est évident que cela a pu jouer un rôle. En Suisse, le catholicisme reste le plus répandu, mais il est vrai qu’il est étroitement suivi par le protestantisme selon le recensement fédéral de 2010. La politique d’asile appliquée en Suisse me semble être basée sur des considérations humanitaires et sur le pragmatisme de la population, dont l’Etat applique la volonté. »

Le passé hussite, certes lointain, des Tchèques, leur conférait-il peut-être une affinité particulière avec la Suisse, ou pas du tout ?

La Beseda Slovan
« C’est une longue question qui mériterait une discussion en soi. Dans l’histoire qui lie les deux pays, il y a eu des échanges et de la coopération ponctuelle dans le domaine religieux. Je pense que dans certains domaines, le passé réformiste tchèque rejoint une certaine façon de penser suisse. Il est difficile pour moi de dire si cette affinité est liée à l’histoire protestante de la Suisse. Un des sujets d’activité de la Beseda Slovan était de faire savoir cette partie de l’histoire hussite européenne, qui dans certains domaines est directement liée à l’histoire suisse et notamment genevoise, car Genève est considérée comme la capitale mondiale du protestantisme calviniste. Le Musée international de la Réforme à Genève a accepté parmi ses objets d’exposition permanente le fac-similé du parchemin de la lettre de doléances des nobles tchèques et moraves écrite en 1415. La Beseda Slovan a organisé cette action et les autorités de la République tchèque et de la République de Genève ont participé à cet événement en mai 2011. »

Pour ces activités que vous menez en Suisse dans le cadre de la Beseda Slovan vous recevez le prix Gratias Agit ce mois de juin à Prague, que représente pour vous ce prix Gratias Agit ?

« Evidemment j’en suis très fier, je me sens très honoré par cette attribution et cela me pousse d’autant plus à en être digne dans le futur. Le fait que mon nom soit mentionné parmi toutes les personnalités qui ont reçu ce prix par le passé m’oblige à accepter ce prix avec fierté. »